REG

90 LE PLAT DE TERROIR

MARS AVRIL 2020 RÉGAL N° 94 www.regal.fr

Le gigot de 7 h mode d'emploi

AUJOURD'HUI MITONNÉ, PRÉSENTÉ ET DÉGUSTÉ COMME UNEŒUVRE D'ART, IL EXIGE DU TEMPS, CE BIEN PRÉCIEUX QUI NOUS FAIT LE PLUS DÉFAUT. ET DIRE QU'À L'ÉPOQUE OÙ LES MÉNAGÈRES EN AVAIENT DAVANTAGE, IL ÉTAIT CONSIDÉRÉ COMME VULGAIRE…

R E C E T T E S , R É A L I S AT I O N E T S T Y L I S M E J U L I E S C HWO B P H O T O S J E A N - B L A I S E H A L L M E R C I À L E C R E U S E T P O U R L A C O C O T T E

E n 1803, le « père » de la critique gastronomique, Grimod de La Reynière, écrit dans la première livraison de son Almanach des Gourmands : « Le gigot, lorsqu’il ne se trouve point assez tendre pour supporter les honneurs de la broche, figure très bien à la braise, où, sous le nom de gigot de sept heures, il repose mollement étendu sur un lit de légumes, variés selon les saisons : dans celle-ci on lui fait un matelas de haricots de Soissons, de chicorée, de céleri, d’épinards, etc. Ces gigots, glacés d’un bon jus, cuits dans une braise savante, et assaisonnés selon les principes de l’art, offrent des relevés fort estimables, et tiennent même quelquefois lieu du rôti, sur une table sans prétention. » Dans l’esprit de Grimod, il est évident que le gigot rôti à la broche occupe le sommet de la hiérarchie culinaire et que le braisé, aussi goûteux soit-il, présente un moindre intérêt gourmand. Sous sa plume, la « braise » désigne la préparation dans laquelle s’opère la cuisson. Celle-ci se faisait dans une braisière que l’on plaçait - évidemment ! - sur les braises et dont le couvercle concave accueillait lui aussi des braises. Un contemporain, André Viard, donne une recette plus précise de ce même plat dans Le Cuisinier impérial (1806) : le gigot y est partiellement désossé, assaisonné, piqué de lardons à l’intérieur puis reconstitué et ficelé. Placé au fond de la braisière, il est recouvert de bardes de lard, de tranches de jambon, d’os concassés, de tranches de mouton, de carottes, d’oignons, d’herbes et d’aromates… Avec juste une cuillère à pot de bouillon. Le tout mis à cuire

à petit feu pendant sept heures « s’il est fort » . Si le terme « gigot de sept heures » fait alors son apparition dans les textes – et devait donc être en usage depuis plusieurs années –, les préparations de ce genre sont plus anciennes. Ainsi cette « éclanche (épaule d’agneau) à la royale » donnée par le Dictionnaire des Aliments de 1750 : « Garnissez le fond d’une marmite de bardes de lard, de tranches de bœuf battu, oignons, carottes, panais, citron vert, persil, ciboule entière, feuilles de laurier, basilic, sel, poivre, fines épices ; mettez-y votre éclanche piquée de gros lard. La graisse ôtée […] , couvrez dessus comme dessous, bouchez bien le pot et mettez cuire à la braise, feu dessus et dessous, laissez-la cuire et prendre belle couleur. » Pas la moindre mention des « sept heures » en un temps où les livres de cuisine se montraient encore très imprécis sur tous les types de mesures. Quatre heures seulement? Le gigot de sept heures revient dans de nombreux livres tout au long du XIX e siècle. À compter des années 1870, il est aussi appelé « gigot à la cuillère », tant il est tendre : nul besoin de le trancher pour en détacher un morceau. Évolutions techniques obligent, l'arrivée progressive du four électrique dans les foyers donne peu à peu la possibilité de raccourcir la cuisson. En 1905, Joseph Favre, dans son Dictionnaire universel de cuisine pratique (2 e édition), juge ainsi que quatre heures sont désormais suffisantes. Ce n'est pas l'avis des cordons-bleus actuels, les sept heures, dans un four à 120 °C, restant de rigueur à leurs yeux n

LOÏC BIENASSIS, HI S T OR IE N À L’IN S T I T U T E UR OP É E N D’HI S T OIR E E T D E S C ULT UR E S D E L’A L IME N TAT ION ( IE HC A)

SUCCULENT ET ORDINAIRE Le mot gigot est déjà employé dans un manuscrit culinaire du XV e siècle. Il est possible qu’il dérive de « gigue », un instrument à corde, proche de la mandoline, dont la forme n’est pas sans évoquer une cuisse de mouton. Pour le plaisir, citons l’hommage de Grimod de la Reynière à cette auguste pièce au début du XIX e siècle : «À Paris […] , le gigot de mouton est le rôti vulgaire, il n’en est pas moins un manger nutritif et succulent ; surtout attendu comme le quine [cinq] de la loterie nationale de France, mortifié [au sens de "battu”, donc attendri] comme le plus ordinaire des tables bourgeoises ; mais quoique

un menteur pris sur le fait, et sanguinolent comme un cannibale, il conserve tout à la fois son goût, sa tendreté et sa succulence. »

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