VMAG PAR

« Il y a quelques jours, en regardant mon bébé couché dans son berceau à la maternité, j’ai pensé“Mais comment peut-on abandonner son enfant ?”»

Au début, avant l’école primaire, ma vie a été joyeuse. J’étais entourée, choyée, ado- rée. Même si parfois jecherchais envainune res- semblance physique avec mon père ou ma mère, notre joie de vivre au quotidien prenait le pas sur mes questions. Et puis, l’école m’a transformée. Elle a fait demes angoisses mon caractère. C’est- à-dire que mon hyperattachement aux gens que je rencontrais est devenu une façon d’être. Mes amies en pâtissaient. Ma meilleure amie, que j’ai gardéedurant dixans, a fini parme tourner ledos. J’étais exclusive, pot de colle, je réclamaisd’être la seule et, pire que tout, je n’admettais pas que les autres diffèrent de moi dans leur façon d’expri- mer leur amitié. Je me suis rendu compte à quel point lapeur de l’abandonm'habitait. À l’adolescence, j’ai manqué cette fois de l’amour d’un garçon. Mon vide identitaire a été plus fort que tout et j’ai recommencé à ressentir unmal de vivre prononcé. Je suis devenue accro à la nour- riture, comme à une drogue. Mamère n’avait pas lesmots pourm’aider, ni un contact assez proche. Elle minimisait. Était-ce par anxiété? Je ne sais pas. Ces maux étaient pour elle, ceux, normaux, de l’adolescence. Et cette froideur m’a fait mal. J’ai voulu m’en sortir toute seule, car j’avais l’im- pression que mes appels à l’aide passaient pour des caprices. J’ai pensé à la mort et ce n’était pas une fantaisieadolescente. Par chance, je suis allée voir un magnétiseur. À force de travail sur moi, j’ai compris que le problème n’était pas l’adoption en soi,mais l’abandondedépart. À partir de là, j’ai compris tous mes comportements extrêmes. Mon abandon, ancré en moi , me rappelait sans cesse que je ne pouvais pas être aimée longtemps et que les choses ne duraient pas. J’avais analysé, certes, et j’allais pouvoir agir et changer ma vie. Mais au moment d’entrer dans le monde du travail, une crise existentielle s’est emparée de moi. Mes relations avec les hommes m’affaiblissaient au lieu de m’accompagner et de me faire grandir. Ma grand-mère adorée est morte, et son amour immense me manquait. Je me sentais très seule. Toutes leshistoiresque j'ai eues avec leshommes se sont vite achevées, me laissant un amer goût d’abandon. Écouter ses besoins, respecter le

rythmeet les attentesde sonpartenaire, c’était un joli challenge, mais pourmoi si difficile à réaliser. Jusqu’àma rencontre avecMathias. Mais avant, il y a eu mon voyage en Inde, vécu comme un moment clé: j’ai toujours pensé que c’était une étape importante de l’acceptation de mon passé. Certains m’ont dit que ce voyage était courageux,maismoi j’avaisbesoindevoirlaréalitéenface,surplace.Je suis donc retournée à l’orphelinat. Quelle claque! La pauvreté, l’inégalité m’ont terrassée. Dès que je voyais une petite fille dans la rue, elle me ren- voyait àquelque chose. Ouplutôt àquelqu’un… L’accueil à l’orphelinat s’est bienpassé. Çam’a fait du bien de me dire que l’endroit était sûr et ac- cueillant.Çam’apermisdepasseruncap. J’yétais allée. Je savais. J’avais vu. J’ai rencontré Mathias en 2018, à un mo- ment où j’étais disponible émotionnellement, sans a priori ni critique. Je crois en son honnête- té, en sa stabilité émotionnelle. Il exprime ce qu’il ressent. J’ai compris qu’on peut s’exprimer autre- ment qu’avec les mots. Avant lui, j’étais certaine que tout était voué à capoter. J’ai aussi confiance en lui comme père de notre enfant. On a vite été d’accord sur l’envie de fonder une famille. Un enfant n’est pas une béquille, il ne vient pas pour combler un manque affectif. Je suis tombée en- ceinte très vite. Ma grossesse m’a rendue plus vulnérable encore. J’avais peur de ne pas trouver ma place de mère. Au début, j’ai beaucoup parta- gé avecmes parents.Mais depuis quemon fils est né, notre lien s’est établi clairement: je le protège sans le surprotéger. J’ai besoin d’être avec lui, qu’on soit tous les trois dans unebulle. Il y a quelques jours, en regardant mon bébé couché dans son berceau à la ma- ternité, j’ai pensé“Maiscommentpeut-onaban- donner son enfant? Cette image-là, je l’ai encore, et je ne l'oublierai pas. Elle me fait de la peine. Je me suis imaginée à sa place.Maismon fils aura sa vie, moins parasitée que la mienne j’espère, par la peur de l'abandon et la solitude. Je souris, car je suis sûre que le meilleur est à venir, à partir du jour oùon ledécide. l JESSICA BUSSEAUME

ILLUSTRATION LADYBUG

PARENTS Décembre 2020 123

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