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82 LE PLAT DE TERROIR
MAI JUIN 2019 RÉGAL N° 89 www.regal.fr
PEU DE PLATS NOUS ÉVOQUENT AUSSI INSTANTANÉMENT LE PRINTEMPS. DE L'AGNEAU FONDANT, DES PETITS LÉGUMES CROQUANTS, UN JUS PARFUMÉ… ET UNE ÉTONNANTE ORIGINE GRECQUE! ON EMBARQUE? Le navarin mode d'emploi
R E C E T T E S , R É A L I S AT I O N E T S T Y L I S M E J U L I E S C HWO B P H O T O S J E A N - B L A I S E H A L L M E R C I À F L O R I A N D E L B U T P O U R S E S C O N S E I L S , À L E C R E U S E T P O U R S O N FA I T O U T E T À O P I N E L P O U R L E S C O U T E A U X
L e navarin d'agneau, un plat de Pâques par excellence? Pas depuis toujours ! Dans L'Art de la Cuisine française au XIX e siècle , le célèbre cuisinier Antonin Carême livre, dès 1833, des recettes «à la navarin» : notamment un ragoût d’escalopes de homard qui, outre les escalopes en question, cuites au vin de Champagne, comprenait des huîtres – « la noix seulement » –, des quenelles d’anguilles et des champignons. Mais notre navarin n'a rien à voir avec ces inventions de la haute gastronomie. C'est au navet, légume populaire autrefois, que le plat doit son nom. Dans l'argot de l'époque, «navarin» était le surnomde ce légume. L'expressiondérivait certainement, par déformation humoristique, d'une victoire navale récemment remportée par la France (voir encadré) . Puis ce sobriquet passa au plat, souvent riche en navets. Un Dictionnaire de la langue verte, publié en 1866, le note : «Dans l’argot des restaurants du boulevard, navarin est un nom nouveau donné à un mets connu depuis longtemps » . Le mets en question est le haricot de mouton, effectivement présent dans les traités culinaires français depuis le Moyen Âge ; le verbe «haricoter » signifiant «couper en petits morceaux» et ne se rapportant pas le moins du monde au légume. Un mot idiot? Le mot navarin était bien pompeux pour un plat si simple aux yeux de beaucoup de contemporains. L’un d’eux, le journaliste écossais Eneas Sweetland Dallas ( Kettner's Book of the Table , 1877), note la réticence des Français à utiliser le mot ragoût, et leur application à lui trouver des substituts : matelote, brandade, salmis, civet, gibelotte, fricassée, daube… Navarin appartient donc à cette grande famille : «Un mot idiot, selon Dallas, né du désir de se débarrasser du nom trompeur et incompréhensible de “haricot de mouton”, sans renouer avec l’expression vulgaire de “ragoût de mouton” » . Prétentieux ou pas, navarin entre dans le langage courant. «Que vous l’appeliez ragoût, navarin ou haricot de mouton, c’est toujours le plat par excellence des familles, toujours reçu à table avec plaisir» , écrit Edmond Richardin en 1901 dans L'Art du bien manger . Le succès du mot et, conséquence, son emploi abusif, en vient à faire réagir les rédacteurs du premier Larousse gastronomique , en 1938 : «À tort, on emploie parfois le mot navarin pour désigner des ragoûts de crustacés ou de volailles. Cette dénomination ne doit s’appliquer, nous le répétons, qu’aux apprêts de mouton, et, par exception, d’agneau. » Ce combat de puristes semble avoir été perdu, car il suffit aujourd’hui de surfer quelques secondes sur Internet pour trouver une armada de navarins (sans navets) : de la mer, de crevettes au lait de coco, de homard aux légumes printaniers… De quoi donner raison à Mister Dallas : les Français s’échinent bel et bien à remplacer le mot ragoût par des formules supposées plus… ragoûtantes.
LOIC BIENASSIS, HI S T OR IE N À L’IN S T I T U T E UR OP É E N D’HI S T OIR E E T D E S C ULT UR E S D E L’A L IME N TAT ION ( IE HC A)
BATAILLE NAVALE DANS LA MARMITE
Il semble que ce soit Antonin Carême (1783-1833) qui ait introduit le mot navarin en gastronomie. L’appellation renvoyait à la victoire remportée en 1827 par les navires franco-russo-britanniques sur la flotte ottomane dans la baie de Navarin, en Grèce. L’expression était d’ailleurs à la mode puisqu’à la même époque, on pouvait «nouer sa cravate à la navarin» . Et puis Carême ne reculait pas devant les titres ronflants – son Art de la cuisine française au XIX e siècle propose, par exemple, une «grosse pièce de sole à la Napoléon» , une «carpe à la Henri IV» ou encore un «potage d’abatis d’oie et de foie gras à la Haendel » .
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