PARENTS

« Il n’avait plus de mère, je devais être les deux, mais comme je ne pouvais être que père, il me fallait à tout prix l’être absolument. »

À la mort de ma femme, ma nécessité a été de vivre dans l’utilité, afin de me sentir protégé et capable d’entourer au mieux Melvil. Mon chagrin était infini mais je devaism’occuper de notre enfant. Souvent, j’ai eu envie de l’embal- ler de papier bulle et de le glisser dans un tiroir pour qu’il ne lui arrive rien mais je me suis forcé à faire comme il faut, l’envoyant parfois vers ses risquesouses responsabilitésdepetithomme.En fait, j’ai voulu être un père parfait, dix sur dix au quotidien. D’ailleurs, j’ai même instauré un sys- tème de notes. Je me retirais des points si Melvil n’avait pas eu le tempsdeprendre sonpetit déjeu- ner assis à table parce que je n’avais pas été assez précis sur l’horaire de réveil. Jem’ôtais des points si je lui collais un gâteau au chocolat dans le bec au lieu d’une tartine de pain frais, jeme sanction- nais en finde journée, récapitulant chaque échec, visant toujoursmieuxpour le lendemain. La peur de ne pas en faire assez pour mon fils, ou sans y mettre assez de cœur, m’était intolérable. Avais-je joué au parc avec assez d’entrain? Avais-je lu une histoire en étant bien présent? L’avais-je câliné assez intensé- ment? Il n’avait plus de mère, je devais être les deux, mais comme je ne pouvais être que père, il me fallait à tout prix l’être absolument. Un challenge mécanique, une pression totale, afin que l’émotion ne vienne jamais entraver ma re- construction. Aboutissement auquel je ne pen- sais même pas. Il ne fallait surtout pas que mon deuil me tire vers le bas car je savais que le préci- pice n’aurait pas de fond. Je me suis donc élevé, comme un bras de machine-outil, avec force et machinalement, portant auboutdemapincemo- bile, mon petit garçon. Parfois aveuglé par cette mécanique, j’ai échoué. Il m’est arrivé de ne pas voir qu’il avait de la fièvre, de ne pas sentir qu’il avait mal, de m’énerver, de paniquer devant ses “non”. À trop vouloir être parfait, j’ai oublié d’être humain.Ma colère était parfois tropvive. Et puis, un jour très précis, je crois que les choses ont changé. Je me suis rendu à recu- lonsà lareprésentationthéâtraledemonpremier livre. Je l’ai fait en secret, gêné qu’on puisse me reconnaître dans la salle. J’étais terrifié d’être là mais prêt àme retrouver face àmon personnage. Orquandlecomédienentréenscèneaditletexte, je n’ai en effet vu qu’un personnage, quelqu’un

de très juste, certes, mais de très éloigné de moi. Aussi ai-je pu le laisser dans la salle en partant, l’abandonner à son théâtre, à sa répétition, racon- tant chaquesoirunehistoirequinem’appartenait plusetquej’ailesentimentd’avoirunpeudérobée àHélène aussi, l’exposant parmon récit aux yeux de tous. Je racontais mes premiers pas de papa tout seul, l’anecdote desmamans de la crècheme confectionnantpuréeset compotespourmonfils, ou encore le mot de ce voisin de palier que je ne connaissais pasme proposant son aide pourMel- vil si besoin… Toutes ces choses me semblaient loin. Je les avais surmontées. Comme il y a eu un avant et un après la mort d’Hélène, il y a eu un avant et un après cette soirée au théâtre. Être un bon papa a conti- nué d’être ma motivation, mais pas de la même manière. J’y mettais mon énergie mais j’y ai mis une autre âme, plus proche de la mienne cette fois. J’ai admis que je pouvais être un papa nor- mal,me tromper, changer d’avis. Petit à petit, j’ai senti que je pouvais re- vivre pleinement des émotions, comme ce jour où j’ai emmené Melvil manger une glace dans le parc où samère etmoi nous sommes ren- contrés. Je n’ai pas eu à trier ce souvenir pour le mettre à la benne comme j’ai dû le faire avec cer- taines affaires d’Hélène. Il n’a pas eu ce goût in- supportabledesmoisprécédents. J’ai enfinpume tourner paisiblement vers le souvenir. Ainsi ai-je eu envie de montrer à mon fils qu’avant d’être un “papa parfait”, j’avais moi aussi été un enfant, un enfant qui va à l’école, qui joue, qui tombe, mais aussi unenfant qui a des parents qui se déchirent, et une mère qui meurt trop tôt… J’ai emmené Melvil sur les lieux demon enfance. Notre conni- vence n’en est devenue que plus grande. Je com- prends ses rigolades et je comprends ses silences. Lesmiens sont si proches des siens. Quelques années après lamort d’Hélène, j’ai rencontréunefemme avecquij’aicrupos- sibledemeréinstaller. Jen’ai pas réussi àouvrir le cercle que Melvil et moi formons désormais, un tout inséparable. C’est difficile de faire de la place pour quelqu’un. Pourtant, la joie est revenue. Hélène n’est pas un nom tabou. Elle n’est plus ce fantôme qui a hanté notre maison. Elle la peuple désormais, elle est avecnous. l JESSICABUSSEAUME

ILLUSTRATION LADYBUG

PARENTS Mai 2020 111

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