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surtout pas ajouter une injonction aux couples! Chacun le vit et le prend en charge à sa manière, et certains n’ont pas envie de refaire un “tour d’annonce” à leurs proches en cas de fausse-couche.Mais ilme semble qu’onpourrait avoir le choix d’en parler sans subir de pression, notamment dans la vie professionnelle. Et pour cela, que les entreprises aménagent les horaires, les conditions de travail pendant ces trois mois. Les femmes ont peur d’annoncer leur gros- sesse “pour rien”, autrement dit de fragiliser leur carrière pour finalement peut-être faire une fausse-couche. Quelle double peine causée par la discrimination encore trop sou- vent faite aux femmes enceintes! Il y a sans doute aussi un travail àmener auprès des nouvelles générations, une édu- cation à transmettre sur le corps des femmes. Afin que les femmes ne soient pas surprises et que les hommes cessent de trouver ça tabou et comprennent l’ampleur de ce que leur conjointe vit. L’accompagnement psychologique des couplesencasdefausse-coucheoud’interruptionmédicale de grossesse, qui existe, doit être plus poussé et plus visible. Unarrêt de travail automatiquedevrait aussi êtreprévupar la loi. Ce n’est pas aux couples de le “réclamer”. Tous les professionnels de santé que j’ai interrogés reconnaissent un manque dans leur formation et celle de leurs pairs sur ces thématiques. Sans compter la nécessité de consacrer plus de recherches sur les origines des fausses-couches et les remèdes aux symptômes de grossesse. l PROPOS RECUEILLIS PAR KATRINACOU-BOUAZIZ *Auteure de“Trois mois sous silence-Le tabou de la condition des femmes en début de grossesse”, Ed. Payot, mai 2021.
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre? Judith Aquien: Cette réflexion part de ma propre expé- rience. J’ai vécu deux fausses-couches. La prise en charge n’en était pas une. Je consultais dans le même service que des femmes qui allaient accoucher. Le vocabulaire utilisé par les équipes (même s’il y a eu des personnes sympa- thiques) était très violent. «C’est banal, ça arrive tous les jours. » Alors que le choc est inouï. Sans parler du senti- ment de culpabilité qui nous envahit puisque les fausses- couches restent inexpliquées. On aurait besoinde douceur, de sollicitude pour faire ce deuil, mais ce discours n’est pas courant. On se retrouveparfois seule chez soi pour prendre unmédicament et tirer la chassed’eau sur unembryon… J’ai aussi été surprise par l’absence de considération pour le deuxième parent qui perd aussi son projet de paren- talité, qui doit faire le deuil d’une projection heureuse, parfois longtemps attendue (dans le cas d’un parcours de PMA). Le fait de garder le secret sur l’annonce de la gros- sesse jusqu’à la première échographie revient à nier tout ce vécu, à le rendre inutile. C’est comme si la grossesse ne commençait qu’à trois mois! Ce silence isole aussi les couples de leur entourage à un moment de la vie où ils peuvent avoir besoin de soutien. Pourquoi cette absence d’intérêt pour les difficultés des 3 premiers mois de grossesse? Judith Aquien: On attend des femmes qu’elles soient jolies, jeunes et fertiles. On les infantilise. Tout ce qui con- cerne lamaternitédoit êtremignon. Cequimèneà lanais- sance d’un enfant concerne le corps des femmes et n’inté- resse pas grandmonde. C’est avec de gros guillemets “une affaire de bonne femme”! C’est comparable au tabou sur les règles, sur le clitoris. L’histoire de lamédecine depuis Hippocrate est marquée par la misogynie. Ainsi, les symptômesdu1 er trimestre,nausées,vomissements, fatigueextrêmesontconsidéréscomme“despetits bobos” qu’il faut supporter sans râler sous peine de passer pour “douillette”, “chiante”. C’est
« Je n’osais pas l’annoncer trop tôt. »
« Ça fait seulement deux semaines que je l’ai dit à une autre personne quemon conjoint, àma collègue (nous travaillons en binôme).Mêmemamère et nos enfants (mon aîné et la fille demon conjoint) ne le savent pas! J’ai eu ce réflexe de penser“on ne dit rien avant 3mois car on n’est pas sûr que ça marche”. Il y a un côtémauvais présage aussi pour moi à l’annoncer trop tôt…Malgré tout, garder le secret a été difficile.Mon filsm’a dit il y a peu“tu as vraiment tropmangé”car mes pantalons ne ferment plus. Et puis j’ai été barbouillée, essoufflée, très fatiguée.Jem’arrangeais pour ne pas porter de charges lourdes et privilégier les tâches assise. C’est paradoxal, car enmême temps je ne voulais pas être prise“pour une petite chose fragile”. Peut-être qu’avec des symptômes plus importants, je n’aurais pas tenu. Et si la grossesse s’était arrêtée, je ne sais pas
devenu une plaisanterie entre femmes, une condition qu’on a intériorisée, c’est affreux. C’est ainsi que j’ai découvert que beaucoupde femmes épuisées par le premier trimestre se cachaientpourfairelasiestesurlacuvettedes toilettes du bureau ou rasaient lesmurs pour aller vomir après le déjeuner. Les premières semaines sont éprouvantes et nous avons très peude solutions ànotredisposition! Que faudrait-ilmettre en place pour que les couples vivent ces trois premiers mois plus sereinement? Judith Aquien: C’est à chacun de décider s’il veut briser ou non le “secret” sur le test po- sitif avant la première écho. Je ne voudrais
comment j’aurais géré, comment les enfants auraient pu comprendre sans avoir l’information de départ…Au final, je ne regrette rien car maintenant je suis en pleine forme et j’ai passé le cap de l’échographie. L’annonce
sera un nouveaumoment de fête. Garder l’information pour moi a été une façon de savourer la nouvelle, d’en profiter avant tout le monde. »
ISABELLE , 36 ans, maman de Lucas (11 ans), enceinte de 12 semaines
SKYNESHER/ISTOCK.DR
PARENTS Août/Sept. 2021 31
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