Marcel Deneux - La Somme de ses vies

Publication animée

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La Somme de ses vies

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

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M D L X La Somme de ses vies A E R N C E E U

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

La Somme de ses vies est une publication du groupe Uni-médias réalisée sur une initiative du Crédit Agricole Brie Bicardie Diffusion Crédit Agricole SA.

Éditeur : Siège social : 22, rue Letellier 75 739 Paris Cedex 15 Tél. : 01 43 23 45 72 Actionnaire : Crédit Agricole SA Président : Michel Ganzin

Directrice générale et directrice de la publication : Nicole Derrien Responsables éditoriales : Brigitte Alberola et Hélène Dumanoir-Séjourné Rédactrice : Céline Collot Directeur artistique : Sébastien Chmiel Secrétaire de rédaction : Frédérique Guitton-Danielo Crédits photos : Crédit Agricole Brie Picardie

Imprimeur : imprimerie Cloître ZA Croas ar Nezic - 29800 Saint-Thonan ISBN: 978-2-37762-092-0 Achevé d’imprimer et dépôt légal : Mars 2022

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Préface

Sommaire +

Préface

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Chapitre 1 + Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux…

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Chapitre 2 + L’agriculture: un métier à vivre, une cause à défendre

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Chapitre 3 + Quarante ans de combats syndicaux et politiques

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Chapitre 4 + D’administrateur à président

de la Caisse nationale du Crédit Agricole

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Biographie

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Postface

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

Préface

Patrice Grégoire, Président Crédit Agricole Brie Picardie

Guillaume Rousseau, Directeur général Crédit Agricole Brie Picardie

+ L ’histoire d’une grande banque comme le Crédit Agricole est une épopée à part entière. C’est l’histoire de l’attachement d’un groupe d’hommes et de femmes à leur terre, à leur pays. Marcel Deneux est de ceux-là : un homme précieux pour son territoire. En fin connaisseur de cette terre de la Somme dont il est issu, ce « paysan loyaliste » comme il aime à se définir, a très vite fait le choix de l’action collective et des responsabilités syndicales pour se mettre au service du monde rural. Sa passion, son dévouement et son travail acharné se sont aussi illustrés à travers son parcours majeur au Crédit Agricole. Depuis Beaucamps-le-Vieux, jusqu'à la Caisse régionale, et ensuite à l'échelle nationale, il a participé de très près à façonner le Crédit Agricole des débuts et a accompagné sa transformation sur quatre décennies.

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Préface

Le quotidien de la Caisse de la Somme a été tout au long de ces années mêlé aux événements heureux ou malheureux de ce département, et Marcel Deneux n’en a manqué aucun. Ainsi, vous découvrirez, au fil des pages qui suivent, quelques instantanés de la vie d’un des pères fondateurs de notre maison. En même temps que ses souve- nirs, il nous a fait l’honneur de partager ses réflexions et convictions, offrant un éclairage intéressant pour les administrateurs de Caisses locales et régionales du Crédit Agricole. Nul doute que son parcours a aussi de quoi inspirer d'autres sphères: c’est le cheminement, humble mais acharné, d'un homme d'engagements dont les actes sont indis- sociables de la personnalité. À nous de ne pas oublier l'action de Marcel Deneux et plus encore de la mettre en avant. En vertu de ces liens qui ont tissé l’Histoire du Crédit Agricole, il nous faut continuer à bâtir un avenir en harmonie avec ces valeurs de confiance, de volontarisme et d’humanisme qu’il a si bien su incarner.

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Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux…

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Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux… Itinéraire d’un enfant du pays

+ R ien de plus simple pour Marcel Deneux que de remonter le temps. Doté d’une excellente mémoire, encore infaillible à ce jour, il est intarissable sur tous les sujets, aussi heureux de faire revivre une anecdote du passé, que d’exposer ses convictions « d’autodidacte terrien ». Retour à Beaucamps-le-Vieux. Dans cette petite commune de la Somme, vivent aujourd’hui un peu plus de 1400 âmes, soit à peine plus qu’en 1928 quand Marcel Deneux y vit le jour le 16 août, dans une famille d’agriculteurs. C’est ici, dans ce village et sur ce

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territoire picard chers à son cœur, que se rejoignent la petite et la grande histoire, un après-midi de mai 1940. Sur ordre du maire, la famille et les ouvriers remplissent quelques carrioles. Une armoire, deux ou trois lits, mais aussi un cochon vivant, des sacs d’avoine et un poste de radio sont du voyage… Sans la moindre hésitation, Marcel Deneux égrène le nomde chaque commune traversée lors de cet exode: Le Caule-Sainte-Beuve, Graval, Fry, Courcelles-sur-Seine… Et son regard d’enfant de 12 ans nemanque aucun détail : les longues colonnes de gens jetés comme eux sur les routes, la voiture Citroën traînée par des chevaux (pour économiser l’essence) qui ferme le convoi, et l’urgence parfois de se coucher dans le fossé au passage des avions qui mitraillent… Pour autant, aucun apitoiement dans sa voix à l’évocation de ces souvenirs. À la guerre comme à la guerre : « Enfants en 1940, nous avions déjà appris la guerre de 14 en classe, nous savions que l’ennemi c’était l’Allemand et que la Somme en avait payé un lourd tribut. » Pour la famille Deneux, cet exode n’est pas seulement une fuite. Son père, qui tient une entreprise de transport de grumes (troncs coupés avec écorce), est mobilisé pour aller approvisionner une scierie qui travaille pour la défense nationale à Évreux. Tous s’y installent donc quelque temps, avant que les bombardements de la ville, le 9 juin, les poussent à repartir. Un nouvel ordre de mission les conduits à Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire, où ils apprendront l’armistice sur leur poste de radio.

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Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux…

Rentrés à Beaucamps, ils découvrent un village en partie bombardé. « Nous retrouvons la ferme avec tout ce que cela suppose après plus d’un mois d’absence : il plane encore une odeur de charnier, il y a des cadavres d’animaux, des tombes de soldats un peu partout dans les champs… » Puis la vie quotidienne se réorganise peu à peu pour ces agriculteurs qui ont fort à faire sur l’exploitation, mais doivent parfois se plier aux exigences des Allemands qui réquisitionnent de la main-d’œuvre pour terrasser le futur terrain d’aviation de Poix. Pour les garçons de la génération de Marcel Deneux, 12 ans c’est généralement, certificat d’études en poche ou pas, l’âge de l’entrée dans la vie active. Ses parents souhaitent néanmoins le voir poursuivre ses études. À 14 ans, il intègre un collège pensionnat en section agriculture. « J’y ai appris à tailler des arbres, à saigner des bœufs… Et j’ai reçu les premiers rudiments d’agronomie, des aspects dont mes parents n’avaient jamais entendu parler ! » Tout en aidant sonpère à la ferme, il suit ensuite, par correspondance, des cours de mécanique et des cours agricoles. Pour autant, il s’est en grande partie formé tout seul, « même si on ne se forge jamais vraiment tout seul mais grâce à la pression de l’environnement » , reconnaît-il. « J’ai aussi bénéficié d’un mode d’éducation populaire +

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avec les aumôniers de la Jeunesse agricole catholique (JAC). Cela a été pour moi un moyen de comprendre le monde. Et pour la génération d’agriculteurs qui est apparue après la Seconde Guerre mondiale, le cadre d’une réflexion sur la France contemporaine et le devenir du monde rural ont permis à des hommes et des femmes compétents et généreux de proposer des mesures qui ont facilité l’évolution de l’agriculture pendant un demi-siècle. » Le service militaire contribue aussi à le former en tant qu’homme et citoyen. « Dans ma famille, on était porté par l’amour de la patrie. Le service, c’était sérieux . » Dès l’âge de 17 ans, il est volontaire pour suivre la préparation militaire organisée dans chaque canton le dimanche matin. Cela lui offre l’opportunité de faire un stage avec les chasseurs alpins, à Aussois, dans le massif de la Vanoise : « Le voyage en train d’Amiens à Modane pendant un jour et une nuit, la haute montagne, la neige, les vaches que les paysans savoyards gardaient dans le sous-sol des chalets… Ce fut une totale découverte ! » Appelé un peu avant ses 20 ans, en avril 1948, Marcel Deneux est affecté dans le génie, à la caserne Desjardins, à Angers. Il y apprend l’obéissance, une valeur de l’éducation d’antan et une qualité certaine à ses yeux. « Ce n’est pas facile de partager cela en +

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Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux…

ces temps de désobéissance civique… Qu’est-ce qui est fondé ? Qu’est-ce qui ne l’est pas? Il faut toujours recentrer par rapport aux valeurs fondamentales. » Dans la compagnie des sapeurs-mineurs, il apprend à manier des explosifs, ce qui lui servira plus tard: « Lors des Fêtes de la terre organisées par la JAC, j’étais celui qui tirait les feux d’artifice. » Il retient aussi beaucoup de l’expérience des grandes manœuvres en matière d’organisation. « L’armée, à cette époque, c’était quand même des apprentissages professionnels auxquels les classes défavorisées n’auraient pas pu avoir accès autrement. » De plus, ses rudiments de solfège et de pratique musicale lui permettent d’intégrer la musique militaire. En 1948, le roi du Cambodge Norodom Sihanouk est l’invité d’honneur du spectacle équestre du Cadre noir de Saumur que les musiciens accompagnent : « Il nous a dit que son hymne n’avait jamais été aussi bien joué ! » Pour les remercier, le ministre de la Guerre les envoie en stage de détente à Saint-Jean-de-Monts en Vendée. Après la montagne, l’armée permet donc à Marcel Deneux de découvrir la mer ! Toujours en 1948, son régiment assure la couverture des grèves dans le pays minier, à Templeuve. « Nous occupions le terrain dans les usines pour permettre à ceux qui le souhaitaient de reprendre le travail, et nous faisions des patrouilles dans les quartiers de corons. » Entre CRS et grévistes, le caporal-chef Marcel Deneux assiste alors à

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des affrontements, parfois violents, liés à des mouvements sociaux, bien loin de ceux qui le conduiront, quelques années plus tard, à bloquer les routes, au nom de ses propres combats syndicaux et de la défense des agriculteurs…

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Les années passent et en 1956, il reprend l’exploitation de ses parents en polyculture-élevage, produisant des pommes de terre et du lait. Quelques années plus tard, alors qu’il adéjàdes responsabilités dans le monde agricole, notamment au Cercle national des jeunes agriculteurs (CNJA) (1) , il rencontre sa future épouse, Estelle Robin (2) , qui en est la vice-présidente: « C’était la première femme ayant des responsabilités nationales dans l’agriculture française. Donc du côté du féminisme, je n’ai rien à apprendre… » , sourit-il. Le mariage est célébré le 30 avril 1960 à Saint-Denis-lès-Bourg. Tout au long de sa vie d’exploitant agricole, Marcel Deneux continue de cultiver des valeurs d’autodidacte, tout en étant, en tant que « paysan loyaliste » , un ardent défenseur de l’enseignement public et agricole. Pour le couple Deneux, partisan d’une formation avec obligation de résultat, les études des enfants passent avant tout, comme un moyen d’assurer sa promotion sociale. Située à 42 km d’Amiens, la zone de Beaucamp-le-Vieux fait partie des plus pauvres de la Somme.

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Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux…

Marcel Deneux et son épouse Estelle

« C’était la première femme ayant des responsabilités nationales dans l’agriculture française. Donc du côté du féminisme, je n’ai rien à apprendre… »

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Malgré l’existence d’un collège à Beaucamps-le-Vieux, la proportion d’élèves qui vont plus loin que le brevet des collèges reste très faible (moins de 10 %). Marcel Deneux s’est battu pour le maintien de ce collège, ainsi que la prise de conscience des parents de la nécessité de faire des études plus longues et de favoriser l’école dès les premiers âges.

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Marcel Deneux est venu à la terre à une époque où il allait de soi qu’on était paysan de père en fils. Une tradition qui perdure encore dans le monde des propriétaires agricoles : « Actuellement, il existe toute une génération de jeunes gens brillants, qui restent dans l'agriculture par tradition alors qu’ils pourraient gagner beaucoup d’argent dans un autre domaine » , observe-t-il. Mais propriété du sol et exploitation agricole sont deux réalités bien différentes et la donne n’est pas la même pour ceux qui ne sont pas propriétaires. Constatant cela chez les jeunes agriculteurs, Marcel Deneux poussera ceux qui n’ont pas de capitaux à se mettre sur l’entreprise (le fermage) et non sur la possession du foncier. En France, le statut du fermage et l’évolution des conditions d’entreprise conduisent souvent à un statut d’entrepreneur agricole pas toujours bien défini, ce qui amène les exploitants qui sont fermiers à devenir progressivement davantage propriétaires- exploitants.

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Il était une fois à Beaucamps-le-Vieux…

Pour sa part, Marcel Deneux cède la ferme en 1992. Il a alors 64 ans, mais continue de suivre attentivement les filières agricoles, dont la filière laitière. Participer au Salon international de l'agriculture est toujours une délectation, pour le plaisir de voir comment ces gens de la terre travaillent, même si, au fil des ans, dans les travées, on le reconnaît moins qu’auparavant. Pour lui l’essentiel est ailleurs : « Ce n’est pas cela qui compte. Il faut leur pardonner, ils ont le mérite d’être jeunes. »

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(1) Le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) est une organisation syndicale (loi 1884) créée en 1957, sous l’impulsion de la Jeunesse agricole catholique. Le CNJA devient Jeunes Agriculteurs en 2002. (2) Après trente-trois ans de mariage, elle est décédée en 1993 d’un cancer. Marcel Deneux s’est remarié huit ans après.

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L’agriculture : un métier à vivre, une cause à défendre Parole(s) de paysan loyaliste

+ Ê tre capable de faire la part de ce que l’on reçoit de l’extérieur et de ce que l’on accumule soi-même. Et ne pas être totalement tributaire du jugement des autres. » Telle est la définition que Marcel Deneux donne de l’autodidacte, celle d’un homme curieux de tout et avide de savoirs. « Il suffisait d’avoir des livres à disposition pour continuer à apprendre » , ajoute- t-il, même s’il reste modeste sur sa culture livresque et reconnaît plus d’intérêt pour les sujets techniques que pour la littérature… « Je reste, par tradition, plus un homme d’expression orale qu’écrite, puisque les connaissances paysannes et rurales n’étaient transmises qu’à l’oral jusqu’à il y a cinquante ans. » «

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« Paysan loyaliste de tradition orale » , comme il aime à se définir, il n’a pourtant jamais cessé d’apprendre. Par curiosité naturelle pour le monde qui l’entoure, mais aussi et surtout pour se mettre au service de sa passion, l’agriculture, au point d’en faire la cause de toute une vie. Bien après sa formation initiale, devenu un homme de combats syndicalistes, il a notamment eu à cœur de développer ses talents d’orateur. Il a même pu bénéficier de quelques sessions de formation avec des journalistes, tels que Jean Boissonnat ou François-Henri de Virieu, grands hommes de presse français. « Je passais chaque année quelques heures à l’école de journalisme, rue du Louvre. Sur un thème donné, on s’entraînait à répondre aux questions des journalistes. » La difficulté pour qui porte des revendications syndicales, c’est juste- ment d’attirer l’attention des médias. « Si l’on veut créer un courant favorable, il faut passer par ceux qui font l’opinion. Mais pas facile de convaincre les hommes de presse de la justesse de vos propos et de les faire partager. » De plus, il faut savoir créer l’événement, mais aussi le maîtriser : « Si vous menez des actions critiquables, vous aurez de la peine à avoir lesmédias avec vous. » Déjà à l’époque, il n’était pas aisé de trouver le bon équilibre entre justice sociale, équité de revenus et revendications professionnelles sans tomber dans le corporatisme. Et c’est encore plus le cas aujourd’hui avec l’omniprésence des ré- seaux sociaux. Marcel Deneux regrette qu’ils « trimballent des idées sur l’agriculture qui ne sont pas justes sur le plan scientifique ».

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Il assume aussi un côté philosophe : « Je ne le suis qu’àmoitié en fait, car il y a une diversité d’expressions parmi les philosophes que je ne partage pas toujours. Peut-être parce que je n’en ai pas vu assez… » De plus, il ne croit qu’à moitié au travail des intellectuels pour agir sur la société. « Parce que j’ai les pieds sur terre, j’aime davantage transformer la société par l'économie, la valorisation et la valeur de la production que par des schémas théoriques pas toujours adaptés » , affirme-t-il, mais il reconnaît qu’il faut parfois savoir conjuguer les deux. Exemple avec les circuits courts, un concept qui reprend tout son sens de nos jours : alors que l'on parle beaucoup de mettre en avant les efforts des producteurs, se nourrir à côté de chez soi a toujours été une évidence pour lui. Avant même de reprendre la ferme familiale, Marcel Deneux faisait partie, dès son entrée à la Jeunesse agricole catholique en 1952, de cette jeune génération d’agriculteurs bien décidés à transformer et moderniser l’agriculture française. En comparaison, il trouve que la nouvelle génération manque d'idées : « Peut-être parce qu'elle n'a pas le support doctrinal que nous avions avec la JAC. La doctrine derrière ce mouvement englobait toute la vie sociale et politique. Aujourd'hui, on ne sait pas ce qui les inspire, si ce n’est l'entreprise libérale… Et ce n'est certainement pas un modèle capable de rallier l’ensemble du monde agricole, à l'échelle de la planète ! » +

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L’agriculture : un métier à vivre, une cause à défendre

Bien qu’autodidacte, il respecte profondément l’école et croit aux vertus de l’enseignement. Au début des années soixante, il s’intéresse beaucoup à un dispositif nouveau, l'alternance, qui était alors pratiqué par les maisons familiales, mais qui s’arrêtait avant le brevet. Il y voit unmoyen de “rattraper” des enfants d'agriculteurs qui étaient nombreux à ne pas avoir la formation de base. « Nous étions favorables à cela, à condition que nous puissions aller jusqu’au bac en alternance. Nous avons participé à la création de l’enseignement agricole en 1962, à condition de pratiquer l’alternance jusqu’aux échelons supérieurs. Mais la mise en place des différentes structures s’est faite sans en tenir compte, parce qu’il était plus simple d’utiliser les schémas connus et Edgard Pisani, qui nous l’avait promis, n’était plus le ministre de l’Agriculture . Jeune agriculteur, Marcel Deneux apprend, observe, propose, remet en questions… Son parcours et ses actions ont toujours été guidés par une quête de justice : à la fraude et à l’enrichissement sans cause, il oppose une recherche permanente de moralité, de probité et la lutte contre les inégalités. Son combat syndical s’attache bien sûr à la question du revenu agricole, mais aussi à la distinction entre production animale et production végétale. En effet, l’une des difficultés qui persiste autour de la défense des agriculteurs et du revenu agricole en France, c'est cette dualité. Encore aujourd'hui, il est plus facile d'être efficace quand on défend le revenu à travers des productions végétales parce qu'elles sont marquées par quelque

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

Marcel Deneux à la tête d'une manifestation paysanne à Hornoy, en 1961.

« Parce que j’ai les pieds sur terre, j’aime davantage transformer la société par l'action économique que par des schémas théoriques. »

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L’agriculture : un métier à vivre, une cause à défendre

chose que l'on n’a pas remis en cause, à savoir l'Office du blé qui organise le marché.

Dans les années cinquante, toutes les fermes du département de la Somme avaient des animaux, dans la mesure où elles fournissaient des matières organiques et des engrais, mais avec de fortes contraintes à la clé. « Quand on a vécu sans animaux, on n’y revient plus. C'est plus facile de changer de taille en production végétale. Et puis nous n'avions pas une culture française de très grande exploitation animale. » De fait, Marcel Deneux a toujours été partisan d’un développement collectif du territoire et de l'agroalimentaire. Et s’il a cultivé des idées précises sur l'agriculture française, c'est aussi parce qu'il a eu la chance d'avoir des postes d'observation multiples. Son rôle, au fil de plus de quatre décennies d’actions au service de l’agriculture, passe aussi par desmissions à l’étranger. Pour le compte d’organisations agricoles, notamment la Fédération internationale des producteurs agricoles (1) , il s’est rendu au Liban, en Égypte, enNouvelle- Zélande, en Chine, au Japon… En matière d'innovation, toute l'action est guidée par l'idée que Marcel Deneux se fait du concept. Pour lui, « L'innovation est une découverte qui a trouvé un marché. » En 1977, unemission le conduit en Californie, au sud de San Francisco. Alors que l’idée de quotas laitiers commence à cheminer en France, Marcel Deneux est un observateur attentif du système

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américain et découvre là-bas des « fermes géantes » de plus de cinq cents vaches. Chose alors impensable en France… Jusqu’au début des années 2010, et l’édification de la ferme des mille vaches ! « Construite à Buigny-Saint-Maclou, près d'Abbeville, elle a été une source de conflits qu'on imagine nulle part sauf en France. » Pourtant, à ses yeux, cette ferme des mille vaches ne pouvait pas être empêchée. Elle a même permis des progrès remarquables de la filière, avec son laboratoire où venaient se former les techniciens agricoles des Hauts-de-France, preuve de son utilité pour la profession. L’évolution de la géopolitique laitière mondiale l’a amené à penser une politique de quotas pour l’Europe, et il arrive à convaincre Michel Rocard de la demander au nom de la France, le commissaire hollandais Pierre Lardinois étant complice de cette démarche. Car il est aussi un homme en avance sur son temps, pour qui l’innovation n’est pas un « vilain mot » . Il s’est très tôt passionné pour les technologies de pointe et ce, dans tous les domaines. « On ne peut pas être contre l’innovation quand elle est fondée, » affirme-t-il. Pour lui, qui a toujours été membre des instituts techniques les plus avant-gardistes, ce qui fait bouger les sociétés, c’est la mise en application des découvertes. Il fut actif sur ces sujets dans le secteur agricole, mais aussi durant +

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L’agriculture : un métier à vivre, une cause à défendre

Marcel Deneux a troqué ses bottes pour la cravate. Une certaine idée de la réussite.

« On ne peut pas être contre l'innovation quand elle est fondée. »

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ses mandats bancaires. Ainsi, ses visites au Japon de l’entreprise Nec, géant industriel de l'informatique et de la télécommunication, et de l’université de Tokyo, au nom de la Caisse nationale de Crédit Agricole, l’ont marqué pour le reste de sa vie. « Un lieu où l’on gère cent mille comptes en banque en même temps : on y croyait tellement peu que nous sommes allés voir par nous-mêmes ! Nous avons aussi rencontré l’inventeur de la robotique qui avait fait quelques années au CNRS et qui parlait français. Un très bon pédagogue », se souvient-il. Quand Marcel Deneux est élu président de la Caisse nationale de Crédit Agricole (CNCA), à l'âge de 54 ans (2) , il a déjà consacré trente années de sa vie à la défense de l'agriculture, tout en continuant à exploiter sa ferme de 104 hectares, à Beaucamps-le-Vieux. Plus tard, en 1995, il entre en politique en devenant sénateur de la Somme (groupe Union centriste puis UC-UDF) et membre de la délégation européenne du Sénat. Dans le même temps, il est aussi membre, puis vice-président (à partir de 2010) de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Dès 2002, au titre de l’OPEX, il est d’ailleurs l’auteur du premier rapport parlementaire sur le climat, diffusé à 18 000 exemplaires sous forme de CD, ce qui lui vaut d’accompagner Jacques Chirac au Sommet mondial pour le développement durable à Johannesburg. Vice-président de la

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Commission des affaires économiques et du plan de 2001 à 2012, membre du Conseil national des transports à partir de 2004 et enfin membre de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique et de la Commission sur le développement durable dès 2012: desmandats et des responsabilitésmultiples qui en disent long sur ses préoccupations et sur les enjeux qui l’ont animé toute sa vie.

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(1) Dont il préside le groupe lait de 1977 à 1983. (2) Au cours de la séance du 23 juillet 1982. Marcel Deneux était membre de la Commission plénière de la CNCA depuis 1979.

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Quarante ans de combats syndicaux et politiques Le militant qui parle aux Présidents

+ J e suis un militant professionnel, mais je suis avant tout un agriculteur, avec tout ce que cela suppose de tensions entre l’exercice du métier auquel je tiens et la présence dans les organisations agricoles. » Pour Marcel Deneux, l’entrée dans le métier d’agriculteur est bien plus qu’un héritage : il n’a pas seulement pris la suite de son père, puisqu’il a su d’emblée tracer sa propre route, en entraînant toute une profession et une filière avec lui, à travers les combats qu’il a menés. Le syndicalisme agricole sera l'un de ses leitmotivs. «

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Quarante ans de combats syndicaux et politiques

Il milite à la JAC dès son plus jeune âge. « Notre génération arrivait brute de décoffrage, sans aucune formation ni intellectuelle ni politique, et la JAC nous a servis de formation. Le tout fortement inspiré, je m'en rends bien compte aujourd'hui, par les aumôniers nationaux de la JAC, sous la tutelle des jésuites de la rue de Sèvres, rapporte Marcel Deneux. Au sein du Centre national des jeunes agriculteurs, nous étions un département divergent des autres par rapport à la JAC de l'époque. Nous avions dans la Somme deux aumôniers qui avaient une vue prospective de ce que serait le syndicalisme agricole de demain grâce à cette génération montante de dirigeants départementaux dont je faisais partie. » De plus, il prend part aux premières manifestations agricoles de l'après-guerre. Toujours en première ligne, il ne manque pas d’idées pour se faire entendre. « Dans la Somme, nous fûmes à l’origine de la toute première manifestation agricole avec barrage de route, à la Toussaint 1952. Pour pouvoir distribuer nos tracts, nous avions simulé un accident sur laNationale 1, ce qui forçait les automobilistes à ralentir ! » Par la suite, lors d’autres rassemblements, les agriculteurs n’hésitent pas à offrir des produits agricoles en même temps que la liste de leurs revendications, s’attirant d’emblée la sympathie du public. Cette “révolution silencieuse de l'agriculture française” portée par Marcel Deneux et quelques autres syndicalistes se voulait un mouvement populaire couvrant toute la France avec des relais dans chaque département et des plans de

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campagne annuels. Et ça marchait ! Ils fournissaient des éléments de réflexion à toutes les réformes qui ont marqué les années 1960 et 1970.

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Cette habilité et cette autorité naturelle pour faire avancer ses idées, il a pu les pratiquer jusqu’aux plus hautes sphères de la politique, travaillant en direct avec les présidents et ministres pour étoffer des textes ou les faire voter. « Tous les présidents de la République depuis le Général de Gaulle, je les ai vus un par un, en tête-à-tête. Mais c’est avec le Général que j’ai le plus discuté de vrais problèmes de fond. J’ai travaillé avec lui sur les lois complémentaires agricoles lors d’une séance à la préfecture d’Amiens et de deux autres à l’Élysée. C’est grâce à lui qu’on a eu cette loi en 1962, amélioration de la loi de base de 1960. » Président du CNJA de 1960 à 1964, Marcel Deneux participe en effet activement aux négociations pour l’élaboration des lois d’orientation de l’agriculture, organisées à Matignon avec le ministre Edgard Pisani. Ce dernier favorise une réforme des structures, voulue par les jeunes agriculteurs, en même temps qu'une politique des prix. Entre les jeunes agriculteurs de la JAC et leurs aînés, la tension est alors très vive. Or, force est de constater qu’à l’époque les gens d'Église font bouger la société.

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Pour eux, il était plus pertinent d’intégrer les organisations agricoles à tous les niveaux que de les contester de l'extérieur. Ce clivage, entre le CNJA et la FNSEA (1) , perdure encore aujourd'hui. Marcel Deneux n'a pas encore 35 ans au moment du vote de ces lois fondatrices. La première de 1960 fixe le rétablissement du marché par les prix, mais ne prévoit rien quant à l’inégalité entre production animale et végétale, ni sur le volet social qui gagnerait à être modernisé, de la formation des jeunes au départ en retraite. À l’époque, les jeunes manifestent haut et fort pour défendre ces revendications. « Le Général de Gaulle a pris davantage les affaires en main pour la seconde loi d'orientation. Non seulement il nous avait compris mais surtout cela s’est traduit en actions. » Il faut se rappeler ce qu’était l’économie agricole à ce moment-là : une économie sans liberté, où tout était fixé par l’État. Par exemple, le prix du lait vendu aux consommateurs, sujet cher au cœur de Marcel Deneux, était décidé par les préfets, département par département. Les crédits aussi étaient encadrés et on ne pouvait pas sortir de France avec plus de mille francs. « C’étaient des politiques de droite avec intervention lourde de l’État. Plus que les gouvernements socialistes n’ont jamais osé faire, c’était incroyable ! Tout cela a duré jusqu'en 1984, jusqu’au virage pris par Delors et Mitterrand. Le paradoxe, difficile à comprendre parfois en politique économique, c’est que ce sont les socialistes qui ont libéré tout cela. »

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D'agriculteur à sénateur de la Somme, le chemin parcouru est immense. Ici en 1987, dans les champs, puis en 1995, année de son élection au Sénat.

« Quand j’étais président de la Fédération nationale des producteurs de lait, nous étions considérés comme les "enfants terribles" de la FNSEA ! »

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En parallèle, il n’a jamais cessé de battre le pavé, ou plutôt la campagne : « Quand j’étais président de la Fédération nationale des producteurs de lait (2) , nous étions considérés comme les "enfants terribles" de la FNSEA ! » S’appuyant sur davantage de forces vives, ils manifestent régulièrement, sans brutalité, mais toujours avec un sens aigu du symbole pour marquer les esprits. Il évoque notamment l’usage de projectiles un peu particuliers contre les forces de l’ordre à Bruxelles, au début des années soixante-dix: « Nos autobus étaient passés par une usine laitière, ce qui nous avait permis de nous approvisionner en fromages blancs: le gros avantage face à des CRS, dont le bouclier est grillagé, c’est que le fromage traversemais le papier reste collé dessus… au bout d’un moment leur bouclier leur masquait complètement la vue ! » Rien de tel pour créer l’événement : « Dans cette société qui commençait à être très médiatisée, il fallait toujours trouver le moyen que les médias parlent de nous au 20 heures » . Jusqu'en 1975, il y avait une unité syndicale derrière la FNSEA. Lorsqu'elle s'est politisée fortement, cela a justifié la poussée socialiste avec les paysans travailleurs et la coordination rurale plus à droite. « Certains pensaient que la pluralité syndicale est source, non pas d'efficacité, mais de démocratie réelle. Moi je préfère une unité syndicale réelle avec une possibilité d'expression à l’intérieur. Il n'y a qu'à voir les exemples allemand ou britannique. »

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

L’unité toujours au-delà des clivages politiques : Marcel Deneux discute aussi bien avec Valéry Giscard d’Estaing en 1974 juste avant l’élection présidentielle, qu’il travaille, au nom de la FNSEA, avec Jacques Chirac, ministre de l’Agriculture, lors de négociations à Bruxelles sur la fixation des prix agricoles, ou encore avec François Mitterrand sur les quotas laitiers en 1982. Quand il arrive au Sénat en 1995, contrairement à nombre de ses homologues, il est donc bien au fait de toutes les organisations nationales. Il connaît déjà les dirigeants agricoles, les ministres, le président de la République… Et il n’a jamais craint de s’adresser aux hommes d’État, y compris plus récemment à Emmanuel Macron qu’il a souvent croisé au Touquet : « C’est un homme qui comprend les choses si on les lui explique bien, mais il est assez éloigné des questions agricoles, estime-t-il. Lors de sa venue au Salonde l’agriculture en 2017, il était alors le candidat d’En Marche. Nous avions monté ensemble une séance de travail sur l’économie laitière et j’ai pu constater, là encore, qu’il connaît bien ses dossiers, » se souvient celui qui, sur le stand des producteurs laitiers, fera même boire un verre de lait au futur président, le toast traditionnel de la FNPL.

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(1) Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. (2) De 1970 à 1982.

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D’administrateur à président de la Caisse nationale du Crédit Agricole

Parcours et engagements d’un « banquier debout »

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L

’histoire de Marcel Deneux au Crédit Agricole commence en 1958 quand, président des Jeunes Agriculteurs, il devient administrateur de la Caisse locale d'Hornoy, dans la Somme. À ce moment-là, on réorganise une Caisse locale dans son canton et le président de la Caisse régionale, le baron de l’Épine, installe un nouveau conseil d’administration avec une liste de douze membres. « Pour le principe, il demande s’il y a d’autres candidats… Je lève la main et ça jette d’abord un froid ! se souvient Marcel Deneux. Finalement, il arbitre tranquillement en disant : "puisqu’on a des nouveaux statuts, gardons treize membres et nous régulariserons

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

au prochain renouvellement". » Son ascension dans la banque, commencée pour ainsi dire “par effraction”, sera ensuite régulière et continue. Administrateur à la Caisse régionale de la Somme à partir de 1975 avant d’en être élu président en 1977, il quitte alors la présidence de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles de la Somme (FDSEA). « Je démissionne du syndicalisme pour éviter tout problème. Je reste plusieurs années sans responsabilité nationale, mais je prends en charge la réorganisation des productions animales à la présidence de l’Iteb, l’Institut technique de l’élevage bovin, devenu depuis Institut de l’élevage. » Fin des années cinquante, la tension est encore vive entre les jeunes agriculteurs et le Crédit Agricole. « Notre jeune génération a secoué un peu ces structures, œuvrant pour avoir davantage de capitaux. » C’était l’époque du passage des prêts bonifiés de 3000 à 12 000 francs. « Le montant initial était très limité et il y avait de nombreuses contraintes législatives et réglementaires. De plus, au Crédit Agricole, la règle était qu’on ne pouvait pas être administrateur si on était par ailleurs emprunteur. À ce moment-là, il y avait une forte pression des francs-maçons sur les Caisses régionales et les directions. Notre arrivée a signifié pour eux l’acceptation d’une génération venant des jeunesses chrétiennes. Le mouvement était tellement fort que c’était une question de réalisme. Ils se sont dit : toute la génération qui arrive est comme ça, ils en ont envie et ils sont compétents. »

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Dans leur cheminement intellectuel, les syndicalistes agricoles ont en effet vu dans cette banque un outil efficace au service de la transformation de l’agriculture et du monde rural. C’est ainsi qu’un grand nombre d'entre eux ont été amenés à devenir administrateurs, puis présidents de Caisses régionales de Crédit Agricole.

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La période fut tout à fait exaltante pour cette génération emplie d’idées et d’énergie. Des idées dont la mise en forme au Crédit Agricole a été rendue possible par les forces vives de la JAC qui peaufinait son projet de politique agricole depuis des années. « Nous avions réfléchi à la nécessité de formation des agriculteurs, à l’évolution de cette agriculture, à son vieillissement, à la mécanisation qui arrivait avec ses conséquences sur les structures agricoles, à l’organisation des marchés qu’on n’avait pas réussi à mettre en place en 1960… » Deux fédérations de coopératives coexistaient alors, l’une de gauche, radicale et l’autre de droite, catholique. Tout cela se rejoignait quelque part dans les départements : pas toujours simple et, presque partout, il y avait deux silos dans les cours de gares, celui de droite et celui de gauche. Leur action au sein des Caisses régionales du Crédit Agricole a permis des réalisations exemplaires au bénéfice du monde rural. « Nous avons quand même construit une banque en un peu plus de trente ans. Et de l’intérieur, on est mieux placé pour voir les carences! »

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Marcel Deneux - La Somme de ses vies

Plus tard, à son arrivée au Sénat, Marcel Deneux a pu constater que les gens étaient très admiratifs du Crédit Agricole : « Dès qu’il y avait un débat financier ou bancaire, on me demandait mon avis. » Cette envie de faire avancer les débats a toujours animé le Picard. En tant que président de la Caisse régionale de la Somme, il organise alors des rencontres passionnantes. « En 1977, onmet en place un cycle de réunions intitulé "Les lundis du Crédit Agricole" , qui permet, à partir de conférences-débats, de fairevenir àAmiens des personnalités de très haut niveau, dans les domaines économique et culturel notamment. Ces réunions permettent unemeilleure compréhension des problèmes contemporains et donnent aux participants des éléments de réponse à leurs préoccupations. Des réunions qui rassemblent parfois un public important, entre 200 et 450 personnes. » Marcel Deneux présidait lui-même ces conférences-débats, tous les lundis de chaque mois, dix mois sur douze, jusqu'au début des années 1980. Marcel Deneux va, au fil des années, esquisser avec ses amis une vision de ce que sera le banquier du futur : « Il devra se remettre en cause face au développement économique et réfléchir aux services qu’il apporteàsonenvironnement, enplusduservicebancaire. Cela fait partie de notremission. C’est d’ailleurs dans cet esprit que nous avons créé à la Caisse régionale de la Somme un service de développement : il cherche, il expérimente, il avance en faisant, selon les besoins, +

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du développement – culturel dans un canton, économique dans l’autre, international avec un groupe d’entreprises locales. Non seulement ce sera le mutualisme du futur mais aussi le correctif absolument nécessaire à toute la technologie. À chaque robot supplémentaire, nous devons apporter une dose nouvelle de mutualisme. C'est ainsi que, dans les années 1970, dans la Somme, le Crédit Agricole a été à l'initiative de projets durables. Parmi ceux-ci, le parc archéologique de Samara, la rénovation et l'animation permanente du prieuré d'Airaines, ou encore le Souffle de la Terre, un spectacle son et lumière à Ailly-sur-Noye. Pour Marcel Deneux, à chaque pourcentage de part de marché bancaire correspond un même pourcentage de responsabilité dans le développement local. Une ligne directrice qu'il continue de suivre en devenant secrétaire du pôle de compétitivité Industries et Agro-Ressources de Picardie- Champagne-Ardenne et en amenant le siège social au Crédit Agricole du Nord-Est. »

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Au Crédit Agricole, il se voit donc comme un banquier porteur de valeurs mutualistes et humanistes partagées, en se gardant de tout corporatisme. Interrogé en 1978 sur FR3, il prédit : « Un jour, le Crédit Agricole sera agricole, comme le Lyonnais est aujourd’hui lyonnais. » De fait, en vingt-cinq ans, sa génération en a fait la première banque des ménages et du monde rural.

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Aujourd’hui, le PNB bancaire français, ce sont des banques mutualistes à 70 %. Territoire par territoire, les Caisses régionales marquent leurs différences. C’est un des avantages des banques mutualistes décentralisées avec une forte autonomie des Caisses régionales. Ce maillage territorial reste une vraie richesse qu’il faut entretenir. Marcel Deneux fait partie de ceux qu’il qualifie de « banquiers debout » . Au début du XX e siècle, un grand nombre de Caisses régionales sont dirigées par des ingénieurs agronomes, ce qui facilite la compréhension entre les mondes agricole et bancaire, et la tutelle administrative des deux ministères. Ils financent des investissements, à 80 % pour des coopératives, étant donné que le gouvernement du Front populaire a instauré ce passage obligé par des organismes stockeurs. En conséquence, on investit beaucoup pour les coopératives, qu'il faut construire, notamment à travers les directives de l'Office National Interprofessionnel des Céréales (Onic), qui vient d'être créé. En contrepartie, l'on investit alors peu pour les exploitants agricoles. Sauf dans quelques rares départements, dont la Somme, où on a connu des investissements financiers par le Crédit Agricole après la reconstruction post-Première Guerre mondiale. Tous les remembrements du Santerre, par exemple, ont été financés entre les deux guerres par le Crédit Agricole. Plus tard, les caisses de crédits coopératifs des départements se fédèrent en une fédération nationale du crédit qui revendique chaque année des compétences

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territoriales et des possibilités de financement, en faisant bouger le cadre réglementaire qui permet de modifier l'Epic (Établissement Public Industriel et Commercial), qui réglemente l'ensemble. Après la sécheresse de 1976, le volume de crédits bonifiés éclate. L'on atteint alors les limites du dispositif en vigueur et l'on se prépare à le modifier. Et cela continuera jusqu’en 1980, en lien direct avec les prêts bonifiés et le coût de la bonification par le Trésor public. À propos des prêts bonifiés justement, Marcel Deneux préconise de ramener les choses à une certaine orthodoxie : « Donnons des subventions aux jeunes pour qu’ils s’installent, mais il n’y a pas de raison d’aider de la même manière celui qui s’installe dans un système d’exploitation où les capitaux tournent sur un an et celui dont les capitaux tournent sur cinq ans. La politique du crédit ne doit pas être une politique d’intervention sociale, mais de nature économique. En agriculture, la rigueur de gestion est plus qu’ailleurs indispensable. » Après 1960, l’évolution de l’agriculture et la mise en œuvre des lois d'orientation agricoles de 1960 et 1962 sont en partie liées au développement du Crédit Agricole, car il faut investir pour nourrir ce pays. C'est le début d'un certain essor pour le Crédit Agricole, qui ne s'arrêtera pas. « Du temps de mes parents, il y avait une espèce de tabou à l’idée d’emprunter. Une honte qui se traduisait aussi par le refus de reconnaître la capacité bancaire des femmes,

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qui étaient pourtant celles qui tenaient tout le fonctionnement du système ! » Là encore, Marcel Deneux n’a pas de leçon de féminisme à recevoir : « Pendant longtemps, le partage des rôles fut le suivant : les femmes gèrent les comptes et leurs maris vont aux assemblées générales de Caisses locales. Alors je ne pouvais m’empêcher de leur demander : avant de venir, avez-vous consulté vos épouses pour savoir ce qu’il faut faire ? Pourtant, il nous faudra du temps pour amener des femmes aux conseils d’administration » , regrette-t-il. Pour le Picard, la participation des femmes dans les groupes de travail est un apport original et important. Le simple fait qu'elles acceptent l'engagement militant de leur mari participe déjà à la mise en place d'une dynamique évidente et témoigne de leur propre engagement. Dans son cheminement personnel, de 1967 à 1987, Marcel Deneux se positionne comme l’homme du progrès en matière d’élevage. Il sait que, pour se moderniser, il faut de l’argent. Au fur et à mesure, le Crédit Agricole finance davantage de projets et les fonds ne sont pas uniquement distribués sur des critères de rentabilité : sont introduits dans le même temps des critères sociaux et administratifs, élaborés en concertation avec les pouvoirs publics, pour faciliter la réalisation d'objectifs définis en fonction du marché et des particularités régionales, ce qui permet d'aider des fermes plus petites par exemple. +

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40 ans de combats syndicaux et politiques

En 1982, il est élu président de la Caisse nationale du Crédit Agricole. Un an plus tôt, l’arrivée de la gauche au pouvoir a poussé son prédécesseur, ainsi que le directeur de la CNCA, à quitter leurs postes. « J’ai été choisi parmi la dizaine de dirigeants agricoles qui acceptaient de travailler avec ce gouvernement nouvellement élu. On ne pouvait pas ne pas le soutenir, puisque la vie ne s'arrêtait pas et que le besoin de financement était énorme » , assure Marcel Deneux, à qui est confiée la mission de veiller aux intérêts du monde agricole, à travers le fonctionnement de l'établissement public qu'est la Caisse nationale. « Nous n’étions pas tous partisans du même rythme d’évolution, vers une forme juridique différente de l'échelon national ; la forme coopérative des Caisses régionales ne posait pas de problème. Certaines Caisses poussaient plus que d’autres. En tant que président de la Caisse nationale, je subissais la pression des pouvoirs publics, à savoir deux ministères de tutelle (parfois l’Élysée directement), au gré des changements politiques et des déplacements des hommes, qu'il fallait concilier avec les exigences de la Fédération et les ambitions de développement. J'ai aussi vu passer un grand nombre de directeurs généraux. Des changements aussi fréquents dans une période compliquée, cela peut être dangereux parfois, mais fort heureusement l’organisation collective transcende les hommes… Le tandem président-directeur n'est pas facile non plus, trop de présidents ayant peur d'être débordés par des directeurs qui

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seraient plus compétents car "intellectuellement meilleurs" qu'eux. Alors qu'il n'est pas systématiquement apprécié à sa juste valeur, le tandem président-directeur est pourtant légitime, et la cheville ouvrière du développement harmonieux de la banque mutualiste. » La difficulté c’est l’interpénétration des structures sur des métiers différents. Exercer dans les Caisses régionales ne prédispose pas forcément à devenir dirigeant national d’un groupe bancaire de type international. Mais le propre du Crédit Agricole, c'est qu'une fois les arbitrages rendus, on est capable de retrouver l'unité. Marcel Deneux est à la manœuvre lors de la mise en réseau des Caisses régionales du Crédit Agricole. Tout commence par la fusion des systèmes informatiques des Caisses. Il y a alors un vent de concentration dans tout le pays, mû par une recherche d’efficacité du système d’exploitation. Pour autant, entre les départements, la Somme et l’Oise par exemple, il n’existe pas toujours la même “culture”. La Somme, plus agricole et plusmutualiste au sens solidaire du terme, porte une conception de la société moins individualiste. Il y a eu aussi dans ces rapprochements de Caisses la pression agissante de l’échelon national, dont la pensée dominante poussait au regroupement pour avoir une taille critique enmatière d’efficacité économique et bancaire. « Dans la Somme, pour la pédagogie, on attachait beaucoup d’importance à nos assemblées de Caisses +

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locales, sachant qu’en ce temps-là, on voyait six à sept mille personnes en assemblée ! On a ainsi réussi à faire comprendre non seulement l’évolution des systèmes financiers et bancaires à un maximum de personnes, mais également la nécessité de regroupement, tout en développant le mutualisme qui a besoin d'être renforcé à chaque transformation profonde. Dans le département, nous avions l'habitude de réunir chaque année l'ensemble des cadres du Crédit Agricole pour les faire adhérer à la définition des objectifs de l'année suivante. » L’année 1988 marque donc la mutualisation de la CNCA. Marcel Deneux et Bernard Auberger, directeur général de la CNCA, préparent cette opération avec Yves Barsalou et Lucien Douroux de la FNCA. Le 1 er février, la CNCA est transformée en société anonyme, puis Marcel Deneux démissionne de la présidence un mois plus tard (1) tout en restant membre du conseil d’administration. En septembre 1996, à la suite de son élection au Sénat, il quitte également son siège de président de la Caisse régionale de Crédit Agricole mutuel de la Somme. À cette date, elle est la première banque du département avec 900 salariés, 17 milliards de francs de bilan et 75 millions de francs de résultats (2) .

(1) Yves Barsalou lui succède. (2) Chiffres de 1994.

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